Préface

 

G.J. Arnaud constitue à lui tout seul une bibliothèque. Sa bibliothèque. L’édifice imaginaire qu’il échafaude ainsi depuis 1952 avec patience, rigueur, modestie et talent peut donner le vertige. L’ancien couvent donnait sur une minuscule place de village où il vivait et travaillait il y a quelques années, formait l’écrin idéal pour les quelques quatre cents volumes écrit au fil du temps, au rythme quelque fois de deux ou trois par mois. Ici plus qu’ailleurs, le presbytère n’avait rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. Sur les étagères, entre les romans policiers et d’espionnage, les sagas historiques, les récits érotiques, se distinguaient La Compagnie des glaces,  62 titres dans la mythique collection « Anticipation » du Fleuve Noir.

Au moment où G.J. Arnaud rejoint ses rangs, celui-ci possède déjà une longue histoire et une forte personnalité. L’immédiate après-guerre et le début des années cinquante voient en effet les éditeurs de littérature de grande diffusion faire flèche de tout bois pour tenter de capter les rêveries du lecteur populaire. Différentes pistes sont ainsi explorées. Au Fleuve Noir, elles aboutissent quelque-fois à des culs-de-sac (la collection « Western » ), à des voies royales qui se poursuivent encore aujourd’hui sous d’autres formes (« Anticipation »), ou encore à des parcours au succès limité dans le temps (« Espionnage »).La collection « Angoisse » emprunte une voie moyenne. Face à une rude concurrence, elle a su résister et s’installer durant vingt ans. Belle longévité si l’on met en regard ses rivales éphémères. En effet, lorsque paraît en septembre 1954 le premier volume (Cimetière de l’effroi de Donald Wandrei), la collection « Épouvante » des Éditions Jacquier est entrain de s’éteindre après avoir publié plusieurs titres de Frédéric Charles alias Frédéric Dard. L’arabesque lance « Frayeurs » (cinq romans entre 1954 et 1955), La Corne d’Or : « Épouvante »  (sept titres jusqu’en 1955), et Edica, sous le même intitulé, un seul et unique opus. Robert Laffont tentera une ultime expérience en 1956 avec la collection « L’Étrange » (Quatre volumes au total). Seul « Angoisse » allait poursuivre sa route et constituer, en 261 romans, l’une des entreprises les plus abouties de la littérature populaire de la deuxième moitié du siècle  et ce, dans un genre où le succès commercial  en France n’est pas acquis. La collection affirme également son originalité en publiant quasi exclusivement des romans inédits d’auteurs francophones. Quelques exceptions pourtant dans les seize premiers volumes, trois romanciers américains (Donald Wandrei, Evengeline Walton, David Keller), un britannique (Virginia Lord) et un allemand (Roger Sattler). La quatrième couverture promettait pourtant aux lecteurs « les meilleurs auteurs du monde, français, anglais, américains ». De fait cette concession sera très vite abandonnée (dès 1956) au profit de la politique traditionnelle du Fleuve Noir qui a toujours privilégié les auteurs de langue française.

En dépit de la complexité des genres et sous-genres abordés, de la diversité des thèmes et de la valeur inégale des textes (certains romans ne sont que des canevas policiers pimentés d'éléments funèbres), une unité se dégage, créant un style " Angoisse " parfaitement identifiable. Un air de famille se retrouve, y compris dans les cycles consacrés aux exploits des génies du mal que sont Madame Atomos (dix-sept romans d'André Caroff), Mephista, dont les méfaits sont décrits en treize épisodes par Maurice Limat, Léonox "Monstre des ténèbres "(cinq titres signés Paul Béra), Sans oublier les nouvelles aventures de Frankenstein sous la plume de Jean-Claude Carrière/Benoît Becker. Cette griffe se retrouve encore plus chez les merveilleux "angoisseurs " que sont Kurt Steiner, Marc Agapit ou B.R. Bruss… Ecrire pour une collection populaire implique l'acceptation des contraintes plus ou moins explicites : la longueur des textes, éventuellement la périodicité des livraisons. Mais surtout une conformité de récit au projet éditorial. Jean Paulhan avait parfaitement pris la mesure de ce processus contradictoire et ludique qui modèle la littérature sérielle. " C'est justement parce qu'ils me donnent de l'angoisse que j'aime les romans dits ''d'angoisse''. Jamais je ne les revends et je les conserve dans ma bibliothèque (...). La vogue de cette forme de littérature tient à ce que celle-ci n'obéisse plus à des règles de rhétorique. Eux si. Pourquoi ces romans ne pourraient-ils égaler, en qualité purement littéraire, d'autres romans qu'il est convenu de qualifier de ''littéraires'' ? "(Jean Paulhan, Fleuve Noir information n°40 - Avril 1968).

Le fantastique instillé par la collection « Angoisse » se manifeste le plus souvent au travers de l’aventure personnelle d’un homme ordinaire qui va se trouver confronté aux forces maléfiques, au surnaturel, aux légendes ancestrales. L’univers fantasmagorique qui naît de cette expérience décalée prend une vigueur particulière en raison même de la banalité du décor d’une France oscillant entre deux Républiques. Les mythes s’inscrivent dans le quotidien du lecteur. L’unité d’une collection découle en grande partie de sa présentation. Il y a dans le graphisme, l’énoncé des titres, les prières d’insérer et surtout l’illustration, de tous les éléments d’un jugement à priori, littéralement à première vue. « Angoisse » possède tout cela dès le premier numéro, grâce en partie à Michel Gourdon. Le fait même que ce peintre talentueux et prolifique, ait illustré la totalité des couvertures donne, à la série une homogénéité rare. Tout au long de ces vingt années, nous sommes en présence d’un Michel Gourdon particulièrement en verve, faisant preuve d’une inspiration constante où la dimension onirique relativise les effets faciles. Visages hallucinés, escaliers disparaissant dans les ténèbres, châteaux en ruines, landes désolées… Michel Gourdon pourtant se refusait à lire les textes qu’il devait illustrer. Pouvait-il seulement l’envisager, compte tenu de sa charge de travail ? L’auteur lui fournissait tout simplement des résumés de situations dramatiques, des évocations de paysages, des descriptions de personnages. Ainsi pour la dalle aux maudits, G.J. Arnaud lui soumet trois propositions :

 1° - La scène représente une campagne méridionale(Pyrénées-Orientales) avec au premier plan un village abandonné, juché sur un piton et le cimetière avec ses tombes oubliées. Au centre, une grosse dalle noire légèrement basculée d’où s’en échappe une sorte de nuage noir qui se répand sur le pays en prenant la forme d’un poulpe immense, aux tentacules innombrables.  

         2° - La scène intérieure. Une pièce de maison paysanne aux meubles lourds, éclairée par une lampe à pétrole. Cinq ou six personnages, hommes et femmes regroupés dans un coin, le visage halluciné, l'une tient un fusil de chasse, l'autre un pistolet. Une porte est entrebâillée et par l'ouverture réduite apparaît une patte énorme, velue et terminée par trois griffes recourbées et acérées comme des sabres.

        3° - Des silhouettes d'hommes et de femmes pressés devant une fenêtres ouverte sur la nuit. quelqu'un tient une lampe torche qui trace un faisceau dans la nuit et qui illumine un être de cauchemar entrain de voler lourdement à quelques mètres du sol, par-dessus un petit mur de clôture. Cet être ressemble à une chauve souris géante dont le visage conserverait quelque apparence humaine et plus particulièrement des traits féminins. (Robert Bonnaccorsi, "Michel Gourdon au travail" - Cahiers pour la littérature populaire - n°3 1984)

Les indications sont précises et quelque peu contraignantes. Ces Brefs résumés constituent des synopsis que Michel Gourdon va traduire, condenser, synthétiser en une seule illustration. Il va utiliser certes des stéréotypes (essentiellement cinématographiques) pour mieux les dépasser et rendre compte avec clarté de l'essentiel de l'intrigue. Désormais, les fantômes viennent à notre rencontre … On ne pouvait rêver meilleur guide pour franchir le seuil de l'au-delà, au détour d'un kiosque de gare en compagnie de ces modestes ouvrages de Pierre Dac aimait conserver dans son réfrigérateur " afin qu'ils me fassent froid dans le dos quand je les relis "(Fleuve Noir information n°42 - juin 1968).

G.J. Arnaud intervient alors que la collection marque le pas. "L'ancien directeur littéraire du Fleuve Noir m'avait dit : Je manque en ce moment de manuscrits. Est-ce que tu ne peux pas me faire un certain nombre de romans fantastiques ? " La demande (la commande) s'adresse à un auteur confirmé. Prix du Quai des Orfèvres pour son premier livre Ne tirez pas sur l'inspecteur ( en 1952 sous le pseudonyme de Saint-Gilles), il s'est progressivement détaché de l'influence de Simenon tout en poursuivant une carrière de polygraphe populaire sous une multitude de pseudonymes (Georges Murray, Georges Ramos, Gil Darcy pour la série Luc Ferran, viendront ensuite Ugo Solenza, Frédéric Mado, Pierre Rabeau, Osman Walter, Gino Arnoldi, Laure de Sevetan, David Kyne …) en raison du succès d'un autre Georges Arnaud, auteur du Salaire de la Peur.

La frustration engendrée par cette perte d'identité sera douloureusement ressentie. L'entrée au Fleuve Noir va lui permettre de retrouver son patronyme (l'Enfer des humiliés - 1959) tout en développant et enrichissant un thème cher à la littérature populaire : la double personnalité. Substitution et surtout Tel un fantome (tous deux de 1966) concrétisent cette veine au frontiéres du fantastique. Un fantastique qui s'ancre dans la réalité, devient social et politique. Les héros sont des " gens sans importance " qui peuvent se révéler dans le même mouvement bourreaux et victimes, inquisiteurs et persécuteurs. Hantés par un passé maudit et inavouable qui interdit toute rédemption. Les honnêtes gens ne sont plus seulement des gredins mais des monstres : Tendres termites ( 1972), L'Oeil du Serpent (1974).

G.J. Arnaud forge un " quotidien fantastique " et n'éprouva donc aucune difficulté à rejoindre les rangs des " Angoisseurs ", non pour subvertir le genre comme il l'a entrepris dans la série du Commander, dans la collection " Espionnage ", mais pour y apporter sa " manière noire ".Ce dénominateur commun propre à ses romans criminels, fantastiques et d'espionnages lui permet de jouer sur plusieurs registres. Parallèlement à l'écriture des quatre " Angoisse ", il publie, entre 1972 et 1974, huit romans policiers et treize d'espionnage (sans compter quelques érotiques et deux ouvrages de science-fiction !) sans pour autant pratiquer le mélange des genres. Il connaît trop bien son métier de romancier populaire pour se permettre de sombrer dans la confusion. Il édifie de cette façon un univers romanesque cohérent, multiple, divers et totalement maitrisé dans lequel l'individu se trouve confronté au(x) pouvoir(s). Multinationales, polices, services secrets, promoteurs immobiliers, vigiles… sont autant de vecteurs de malédictions sociales et politiques, incarnations contemporaines de maléfices séculaires.

G.G. Arnaud possède au plus haut point le sens du complot, et désormais l'intrigue se déploie comme une manigance irrémissible. Il y a du Paul Féval (celui des Habits noirs) chez cet anarchiste discret.

Décrypter le réel, pressentir pour mieux dénoncer... Le conteur s'est métamorphosé en un diabolique créateur d'univers possédant non seulement un regard sur la société de son temps, mais une vision du monde. Manipulateur ironique de ce gigantesque puzzle où la machination nourrit le récit, le romancier balise ce tragique jeux de piste par des lieux funestes. La fiction s'affirme autour de ces terrifiantes nécropoles : volages maudits, haciendas tragiques, immeubles menacant en ruine, égouts tentaculairies ...

Ultime avatar de ces "maisons pillées" où l'inconscient et le social, la raison et la chair se déchirent, la maison monstre, la maison léviathan du Festin séculaire qui dévore ses habitants. Et puis et surtout le bonheur de conter, de raconter, d'écrire. Tous ceux qui vont découvrir l'oeuvre ne pourront qu'être des lecteurs heureux. Ils vont rencontrer un type d'écrivain plus rare qu'il n'y paraît. Tout simplement un romancier.

Macallan, Héros du Roi Mystère de Gaston Leroux, amateur passionné du " bon roman-feuilleton francais ", a réussi à vivre les aventures qu'il n'a pas su ecrire. Il confesse au dernier chapitre " avoir relu trois fois Le Comte de Monte Cristo " pour batir son (ses) intrigue(s). Sur ce point seulement suivons son exemple. Lisons, relisons Dumas. Et G.J. Arnaud !

 

Robert Bonaccorsi