Nouvelle

 

Plaque de marbre par G.-J. ARNAUD

 

Le samedi, arrivé de bonne heure à Gambetta, je sors du métro à la sortie Nadeau à cause de mes concurrents de manche éparpillés autour de la place. Moi, Louis Casa, c'est aux Halles que je tends la main, que je vends des journaux de SDF et en mars des jonquilles cueillies la nuit sur les pentes gazonnées du périph. Du muguet en mai. Je vis. Je vis maussade six jours, et le samedi matin éclate comme un soleil d'été. Depuis que Julie, 10 ans, se rend rue des Pyrénées à sa leçon de piano, chez une dame polonaise aux consonnes trop nombreuses pour que je retienne son nom.

Six mois auparavant, j'ai voulu la revoir, juste la voir de loin, elle, son école, ses copines. L'une d'elles est fille de bistrots. J'y vais boire mon pastis, d'où mon surnom de «Casa». Assis le dos tourné, mes sacs aux pieds, je me veux invisible. La gamine du café invite ses amis pour des coca-parties. Julie en est. Elles jacassent, pouffent et une fois disparues, ça devient intéressant. Julie intrigue la patronne: «D'un côté, son père raconte que sa mère est morte, et Julie affirme qu'elle voyage dans le monde, connaît des aventures extraordinaires et reviendra un jour.» Julie ne peut attendre indéfiniment un retour qui ne se réalisera pas.

Un samedi l'attend une enveloppe à son nom, scotchée au digicode de sa Polonaise. Elle regarde autour d'elle, prend le message, tapote le sésame. L'ouvrit-elle en grimpant les quatre étages sans ascenseur ou en les redescendant? Mais elle l'ouvrit, lut: «Section quatre-vingt-six, entre Proust et Apollinaire au Père-Lachaise.» Juste ça sur un papier humidifié d'une giclée de Givenchy III. Parfum maternel qui accompagna ses premières années, sorte de madeleine ressuscitant le souvenir.

Je pensais que ça raterait, mais de chez la Polonaise elle fila rue des Rondeaux. Sur la tombe de ses grands-parents paternels: Famille Merzinier. Elle y venait avec son père pour la corvée annuelle du chrysanthème, n'ayant jamais connu ces vieux-là. Ce samedi, une plaque était posée sur la dalle: «Ci-gît Louise Merzinier, née Cartier.» Le visage tendre de Julie vira blanc. Elle s'agenouilla, approcha son petit nez, eut la confirmation que le Givenchy marquait la plaque d'un sceau d'authenticité et pleura. J'en avais discuté avec moi-même de ces larmes prévues, espérant qu'elles ne dureraient pas. Plus qu'une douleur d'orpheline, la plaque attendait un regard, un regret, une minute ou deux de recueillement, surtout, l'apaisement du deuil accepté. Caché je l'ai guettée.

Son père, Laurent, a dû lui répéter que sa mère était morte sans sépulture, mais Julie cultivait amoureusement ses doutes, enroulait et déroulait les aventures maternelles pour répondre à la perplexité des copines. La plaque allait mettre fin à ce mélo qui, sinon, lui gâcherait sa vie entière.

Depuis Julie, chaque samedi, vient passer dix minutes avec sa mère et, réconfortée lui parle. Je vois bouger ses lèvres mais elle ne prie pas, on est athée chez les Merzinier. Elle raconte sa semaine, ses chagrins, ses bonheurs, s'arrache à ses incertitudes, aborde cette adolescence qu'elle repoussait jusque-là. Parlera-t-elle de la plaque à son père? Laurent en transes accourra-t-il au Père-Lachaise, où il ne verra rien? Grondera-t-il pour ses inventions pieuses une Julie ravie du miracle de la plaque vagabonde, ajouté à celui du parfum maternel filtrant de l'au-delà? Ou bien se taira-t-elle?

Julie partie, je glisse dans mon sac la plaque déposée le matin même, car cette défunte ne figure pas sur le grand registre de la Conservation. Un samedi merveilleux de plus. Me fera-t-il la semaine? Je rejoins le métro. Dans mon dos, une femme claque d'un talon trop agressif, persiste le long de ces grilles longeant la voie, de Nadeau au quai principal. Elle m'inquiète, m'alarme, me double, se retourne, me dévisage. Elle doute encore, pas moi. C'est Angèle, la sœur de Laurent, tante de Julie. Ici dans le XXe, venue du fin fond de son XIVe?

Arrêtée devant une pub McDo, elle me regarde arriver avec mon attirail de SDF, me poursuit de sa suspicion. Angèle, c'est la catastrophe de toute la famille. Celle qui furète, jamais satisfaite des apparences, soupçonneuse à vie. Divorcée puis veuve, libre de sa malfaisance. Sa curiosité insatiable lui cause des douleurs qu'elle doit calmer à tout prix. Elle m'abordera, s'exclamera: «C'est toi? Mais comment, pourquoi?»

Je file vers le quai Porte-des-Lilas désert à cette heure, un samedi. Les talons se précipitent. La confrontation approche, sera sans témoins. Il n'y a personne sur ce quai et je fais face:

­ Excusez-moi, monsieur, vous ressemblez tant à une personne connue jadis... Seriez-vous de sa famille?

Toujours goinfrée de suffisance elle vient sous mon nez, renifle, déçue que je ne pue pas:

­ Louise n'avait ni frère ni jumeau bien sûr... Louise? Mon Dieu, seriez-vous Louise, ainsi déguisée? Mais pourquoi? Je vous croyais, je te croyais morte. Laurent l'affirme...

Le père de Julie, mon ex, reste discret sur ma disparition. Trop humilié pour raconter l'inacceptable, remâchant son machisme déshonoré. Entendre ricaner qu'il baisait un mec en croyant baiser sa femme? Impossible!

­ Je suis Louis aujourd'hui. Je fus Louise vingt-deux ans malgré moi, mais l'opération au Maroc a raté. Je ne sais même plus qui je suis. Homme? Femme? Juste Louis Casa, SDF.

­ Quelle opération? fait bizarrement cette lectrice assidue de récits glauques, perfectionniste dans l'âme, avec ce besoin si fort de points sur les «i», qu'elle en adore les trémas. L'œil baveux d'une horreur délectable, elle comprend enfin, réjouie des confidences futures à faire: «La maman de Julie mi-homme mi-femme fait la manche dans le métro.»

­ Tu comprends, je m'étonnais. Julie chaque samedi s'en va très tôt. Je l'ai suivie, me rassurais de la savoir au Père-Lachaise sur notre tombe. Et puis je vois sortir quelqu'un qui me rappelle quelqu'un. Tu la rencontres devant la sépulture des grands-parents? Elle est donc au courant?

­ Non, jamais, elle doit me croire mort... morte...

­ Mais si, il faut le lui expliquer. Pour son équilibre.

Même si elle épargne sa nièce, elle régalera autour d'elle, et Julie, ma petite fille, saura que sa mère voulut devenir un homme mais échoua... Je désigne le tunnel qui creuse dans le noir:

­ Excusez-moi, je rentre chez moi.

­ Quoi là-dedans? Tu es folle?

­ Je me suis aménagé un petit nid, veux-tu le voir?

Trop conditionnée par la presse people pour se méfier! Je l'aide à descendre du quai. La plaque bat mes cuisses. Deux kilos de marbre qui, brandis à deux mains écraseront sa nuque avant que je la pousse en travers des rails. Elle se taira enfin. Bien des gens attendent ça depuis longtemps.